A propos des « Ombres errantes » de François Couperin.

Le titre d’abord : « Les Ombres Errantes ». Quelles ombres ? De quelle lumière ? Pourquoi errent-elles ? Des fantômes qui parcourent quels espaces ? Comme bien souvent avec les pièces de Couperin, le titre est énigmatique. Il n’a point laissé à la postérité la clé des titres de bon nombre de ses pièces. Alors cherchons ailleurs.

La tonalité : ut mineur. C’est déjà une piste sérieuse. Une tonalité peu usitée en ce temps là, et apparemment réservée à la déploration : « pour les plaintes et les sujets lamentables » (J. Rousseau, « Méthode claire, certaine et facile pour apprendre la musique », Amsterdam, 1690). Rappelez-vous le « Tombeau de Mr Blancrocher » de Monsieur de Froberger, pièce en ut mineur. Et puis, dans le 3ème ordre de Couperin (1er livre) : l’allemande  « La Ténébreuse », la sarabande « La Lugubre », et « les Regrets » toutes pièces en ut mineur. Oui, cette tonalité possède un ethos sombre, lugubre, mortel même, car elle contient dans sa gamme la fameuse « quinte du loup » (mi bémol – la bémol) qui, dans le tempérament mésotonique, est ténébreusement fausse.

En 1730, date de publication de son « 4ème livre de clavecin », Couperin, François, le Grand, est déjà malade : la mort n’est pas loin. Il le dit lui-même en tête du livre : « .. comme ma santé diminuë de jour en jour». Dans trois ans la mort frappera. Les ombres errantes sont-elles le souvenir d’êtres aimés, passés, ou la préfiguration de son devenir ? Quelles ombres ? Quelle errance ?

L’ « Avis sur ce livre » rédigé par François Couperin en tête de ce livre dit déjà la volonté du compositeur que le 25ème ordre « étoit qu’il fut en Ut mineur, et Majour », mais qu’ayant perdu deux de ces pièces, et en ayant écrit une dans le ton relatif de Mi bémol naturel (La Visionaire sans doute), s’il les retrouvait, « le cartouche au devant de la Visionaire devient inutil ». Curieux ! Ce cartouche indique seulement « Vingt cinquième ordre », sans autre indication (de tonalité). Et dans ce 25ème ordre, seules La Monflambert et Les Ombres Errantes sont en Ut Mineur.
                                                                          
Récemment, un musicologue de mes amis avec qui je dissertais sur cette pièce, me dit tout de go : « Ah oui, ça, c’est de la musique ! Là, le doigt fait la musique ! Tu me la joueras à mon enterrement, hein ? ». Une pièce de deuil, sans nul doute.

Languissamment. « Sans force, sans activité » me dit le Robert. Du romantisme avant la lettre ! A jouer doucement, sans se presser, en égrenant et faisant résonner sur le clavecin d’un doigt presque avachi les notes délicatement posées sur le clavier. « le doigt fait la musique ». 5 minutes de pur bonheur musical ! « Les Regrets » aussi étaient indiqués « languissamment ». On est très loin ici des rondeaux allègres et joyeux, du « Tic-Toc Choc » ou de « Soeur Monique »
                  
Quelle musique ! Une construction parfaite : deux parties, avec chacune une reprise. Chaque partie fait 14 mesures, soit 7 phrases mélodiques de 8 noires ; 28 mesures, 112 noires.

Ombres errantes
Dès les premières notes, le ton est donné : le thème descend à la main gauche : mi bémol, ré, do, si naturel.
Ecoutez la main gauche :
le thème à peine entamé, la main droite esquisse une fugue sur le même motif, une octave plus haut, puis le thème est répété à la basse : mi bémol, ré, do, si naturel, laissant la phrase comme inachevée sur la 7ème de tonique, la sensible. J’imagine ce que Bach aurait fait sur un tel thème ! Autre chose, sans doute, mais tout aussi génial sûrement !

Dans « Les Ombres errantes », il n’y a pratiquement que des descentes, et si on remonte, c’est par quarte (do – fa, ré – sol, mi bémol – la bémol, aïe ! la quinte du loup !) pour mieux descendre, simplement la gamme d’ut mineur (mesures 6 à 8), puis reprendre le thème à la quinte, en doublant les temps : si bémol, la bémol, sol, fa, mi bémol. Si les ombres errent, elles errent en descendant, aux enfers sans doute.

Et de temps en temps, la louve quinte vient ajouter aux ténèbres son acidité canine : 3ème temps de la mesure 6, 3ème temps de la mesure 14, 1er temps de la mesure 22.

J’ai fait l’expérience d’accorder le clavier inférieur de mon clavecin en mésotonique pur (8 tierces justes), laissant le clavier supérieur dans un tempérament plus égal (dit de Bach-Kellner, à 7 quintes justes). Très instructif à qui veut comprendre et entendre comment sonne une pièce de musique ancienne suivant la partition de son octave. Une partie au clavier inférieur, la reprise au clavier supérieur. Le résultat est là : le tempérament mésotonique accentue le caractère ténébreux de la pièce, augmente les dissonances de certaines fausses relations (Sol – si naturel – la bémol à la mesure 25) et plus généralement l’inconfort sonore de la pièce. Une pièce élégiaque, sans nul doute.

Quel tempérament utilisait Couperin en 1730 ? Peut-être encore un tempérament très inégal, car organiste, il savait que bien des orgues étaient alors, par le conservatisme des facteurs, encore largement mésotoniques.

"À Paris, Richelieu fit venir son luthiste et lui demanda d'interpréter la chaconne intitulée Le Dernier Royaume. Puis il joua les Ombres qui errent, pièce dont François Couperin reprit le thème principal sous le nom Ombres errantes dans son dernier livre pour clavecin." J’aimerais retrouver cette pièce d’un luthiste de Richelieu, à moins qu’elle ne soit sortie tout droit de l’imagination de Pascal Quignard dans son roman éponyme (Prix Goncourt 2002).

J’aime bien jouer cette pièce le soir, quand les bruits de la ville se sont tus, qu’il ne reste plus que le silence de la nuit. Mi bémol, ré, do, si naturel. Les notes s’égrènent languissamment dans la nuit. Les chandelles éclairent doucement la partition et l’instrument, tandis qu’au mur, des ombres errantes apparaissent et tremblent lorsque la flamme vacille.

Jean-Pierre Baconnet, juin 2006